Dans les jours qui ont suivi la clôture du synode diocésain de Saigon qui s’est tenu au mois de novembre dernier, le cardinal Jean-Baptiste Pham Minh Mân a accordé une interview à Alessandro Speciale, reporter à Religion News Service et à l’agence Ucanews. Le texte vietnamien l’interview est apparu sur le site de l’archidiocèse de Saigon. Il a été traduit en français par les soins de la rédaction d’Eglises d’Asie.

Pouvez-vous faire un point concernant la liberté religieuse dans votre pays ?

Je remarque que, d’une façon générale, les droits de l’homme au Vietnam sont inscrits à l’intérieur du système législatif sous formes d’autorisation. Ils sont l’objet d’un contrôle sévère et sont étroitement limités. Leur contenu réel dépend beaucoup des conceptions de ceux qui font la loi et de ceux qui la font appliquer, tout particulièrement lorsque les dirigeants sont communistes. Cependant, si on compare la situation à celle qui existait après 1975, on constate actuellement un changement et une ouverture plus grande. Telle est la situation de la liberté religieuse. La sévérité du contrôle et le degré d’ouverture dépendent entièrement des différentes façons de voir des autorités locales.

Quels sont les principales limitations de la liberté ?

Les organisations religieuses, aujourd’hui, n’ont pas la liberté de fonder des écoles ou des hôpitaux, en dehors des jardins d’enfants, de dispensaires, des maisons accueillant des malades du sida, des orphelins, des handicapés ou encore des jeunes filles enceintes.

Qu’en est-il des vocations ? Les séminaires accueillent-ils beaucoup de jeunes ?

Actuellement, les vocations au Vietnam sont encore très nombreuses. Dans mon archidiocèse, aujourd’hui, quelque 250 jeunes sont formés dans les classes propédeutiques en vue d’entrer au grand séminaire.

Avez-vous l’impression que le phénomène de sécularisation influence à la société vietnamienne aujourd’hui ?

Dans la vie de beaucoup de gens, aujourd’hui, ce qui compte le plus, ce sont les ressources matérielles et non pas la conduite morale ou la formation humaine. Le courant de sécularisation exerce une grande influence sur beaucoup de personnes et surtout sur la jeunesse. Cependant, les catholiques sont encore nombreux à venir à l’église et à participer aux activités religieuses.

Comment décririez-vous des relations actuelles avec les autorités ?

Les rapports entre l’Etat et l’Eglise ont connu de nombreux changements en fonction des époques et des régions. Dans l’ensemble, il y a moins de tension que dans les décennies précédentes. On peut aussi dire que, pour une part, il y a eu amélioration. En témoignent par exemple la présence du représentant non résident du Vatican pour le Vietnam ou le nombre des commissions pastorales de la Conférence épiscopale. Il faut aussi citer, pour certains diocèses, les nombreuses organisations pastorales, les mouvements apostoliques de laïcs, un certain nombre d’activités religieuses pour lesquelles il n’est plus besoin de demander une permission écrite comme autrefois.

Comment évoluent les conflits concernant les propriétés de l’Eglise ? Celles-ci sont-elles restituées ?

Depuis 1975, la population du Vietnam ainsi que les organisations religieuses ne bénéficient plus du droit de propriété privée du terrain. L’Etat affirme que la terre est la propriété du peuple tout entier. Les citoyens ne jouissent que du droit d’usage et l’Etat gère toutes choses. Dans le même temps, l’Etat préconise l’économie de marché. Cette double orientation est à l’origine de nombreux conflits sociaux, d’une tendance à la corruption et à l’injustice, spécialement dans le domaine foncier. Un texte de la Conférence épiscopale a proposé à l’Etat une révision de la législation actuelle. Celle-ci devrait reconnaître que le droit de propriété privée est un droit légitime du citoyen. Dans le monde d’aujourd’hui, la quasi-totalité des pays reconnaissent que le droit de propriété est un des droits fondamentaux de l’homme. A ma connaissance, beaucoup d’intellectuels n’appartenant pas forcément au catholicisme, y compris un certain nombre de cadres du régime, partagent ce point de vue.

Il y a des personnes qui disent que les évêques sont trop souples à l’égard du pouvoir. Que répondez-vous à cette critique ?

Des articles, mis en ligne sur Internet, reproche à tel ou tel évêque de suivre les communistes, de se faire leur auxiliaire. Plus encore, on accuse le Vatican de composer avec l’Etat vietnamien. La cause principale cette critique réside dans le fait que les évêques ne font pas comme eux et n’utilisent pas Internet pour protester, pour dénoncer telle ou telle chose à l’intérieur de la société. Cependant, je m’aperçois que la majorité des catholiques n’adopte pas ce point de vue. Les évêques ont conscience que la mission principale de l’Eglise est de mettre en œuvre la communion et d’annoncer l’Evangile du salut de Jésus-Christ, l’Evangile de la vie, l’Evangile de l’amour, l’Evangile de la paix pour tous les hommes. C’est pourquoi les évêques poursuivent la voie du dialogue dans la lumière de la vérité et dans l’amour. Ils contribuent à montrer le chemin à l’Etat pour que celui-ci améliore la législation, le système de l’éducation nationale, la manière de gouverner afin que soient réglés les graves problèmes posés par la société actuelle.

En ce qui me concerne, j’ai souvent élevé la voix au nom des catholiques, pour montrer à l’Etat les nombreuses injustices de la société, pour qu’il ouvre à tous le chemin du renouvellement, le renouvellement en changeant sa façon de gouverner le pays, en la rendant toujours plus juste, plus respectueuse des droits de l’homme et de la dignité de chacun des citoyens, spécialement des plus faibles, des plus exposés à la misère.

Certaines personnalités de l’Etat m’ont confié que, parmi les principes qui doivent régler la conduite des dirigeants, à savoir « le perfectionnement de soi-même, la bonne gestion de la famille, la bonne gouvernance du pays, l’établissement de la paix dans l’empire » (1), ce qui était le plus difficile à mettre en œuvre était le perfectionnement de soi-même, c’est-à-dire le changement d’état d’esprit et de point de vue en matière de justice sociale, de dignité humaine, de droits de l’homme, de démocratie et de gouvernance du pays. Au Vietnam, par tradition culturelle, le gouvernement adopte une attitude paternaliste à l’égard du peuple. Un dicton vietnamienne affirme : « Où qu’il soit placé par ses parents, c’est là que l’enfant s’assoit… ». Cependant, certains m’ont suggéré qu’à notre époque, il faudrait dire : « Où qu’ils soient placés par leurs enfants, c’est là que les parents s’assoient… ».

Le changement, à l’intérieur de l’Eglise comme dans la société, a besoin de temps, de la grâce du Seigneur, ainsi que de l’accord des hommes.

Pourquoi les activités de l’Eglise dans le domaine de l’éducation et de la santé sont-elles limitées ? Que peut faire l’Eglise dans ces deux domaines ?

Après 1975, les soins de santé et l’éducation de tous sont devenus le monopole de l’Etat socialiste. Ces temps derniers, l’Etat a préconisé une certaine « socialisation » en ces deux domaines (2). Il permet à des gens du peuple et à des étrangers de participer à la construction d’écoles et d’hôpitaux. Mais les organisations religieuses n’y sont pas autorisées. Au mois de mai 2011, en accord avec un certain nombre d’évêques de la province ecclésiastique de Saigon, j’ai proposé à l’Etat d’amender la législation et de donner aux associations religieuses des droits égaux à ceux des autres associations.

Quelle est la réaction de l’Eglise face aux fléaux sociaux qui se développent chaque jour davantage dans la société et qui sont dus au matérialisme, au consumérisme et aux conceptions morales venues d’Occident ?

Plus particulièrement en cette ville, je m’efforce de mobiliser tous les catholiques sur deux points : la prévention et le traitement du fléau. La prévention peut être réalisée en aidant le développement des familles et des communautés, non seulement pour les transformer en berceaux d’une vie nouvelle, en refuges de l’amour, en écoles enseignant aux enfants à devenir des hommes honnêtes et utiles, mais aussi pour qu’elles constituent un espèce de rempart protégeant la jeune génération des mauvaises habitudes et des fléaux sociaux que ces dernières engendrent.

Le traitement des fléaux sociaux ne pourra être réalisé que par l’union de toutes nos forces pour soigner les victimes et les restaurer dans leur dignité, à l’intérieur de centres caritatifs et humanitaires et de refuges animés par l’amour du prochain.

Quel regard portez-vous sur l’avenir de l’Eglise, par exemple, pour les cinq années à venir ?

La Grande Assemblée du peuple de Dieu qui s’est tenue au mois de novembre 2010 a adopté à l’unanimité un modèle d’édification de l’Eglise comme mystère, comme communion et comme mission. Elle a appelé tous les catholiques du Vietnam à unir leurs forces pour édifier l’Eglise du Vietnam selon ce modèle. Le synode diocésain du mois de novembre 2011 a été l’occasion que toutes les composantes de l’Eglise dans le diocèse se conforment à ce modèle : édifier à nouveau la famille croyante pour qu’elle soit l’Eglise à la maison, édifier à nouveau les communautés religieuses, les communautés paroissiales, les organisations apostoliques des laïcs pour qu’elles deviennent l’Eglise à l’intérieur des communautés, édifier à nouveau le diocèse avec toutes ces structures pastorales pour qu’il devienne l’Eglise locale. Edifier à nouveau la maison de l’Eglise sur le fondement inébranlable de la parole de Dieu et avec le soutien des quatre colonnes que sont la vérité, l’amour, la justice et la paix. Dans cette nouvelle maison commune, chaque personne, chaque famille, chaque communauté de croyants est appelée à vivre dans une triple communion : dans une piété filiale partagée à l’égard de Dieu, leur Père qui est aux cieux, dans une fraternité qui les unira à leurs frères croyants, et les fera vivre d’un même cœur avec leurs compatriotes et tous les hommes. En vivant ainsi, en brillant de la lumière de la vérité et de l’amour du Seigneur, ils deviendront les témoins et les annonciateurs de l’Evangile du salut pour tous.

Comment l’héritage du cardinal Nguyên Van Thuân est-il perçu et apprécié par l’Eglise du Vietnam ?

En ce qui me concerne personnellement, moi qui suis le successeur du cardinal, il est un modèle auquel je veux me conformer. Il a transcendé les difficultés, les épreuves, les accusations injustes en autant d’occasions de développer et de faire fructifier en son cœur les dons du Seigneur, spécialement le don de la foi, le don de la confiance et le don de la charité.

Que fait l’Eglise au Vietnam pour appartenir véritablement à ce pays et ne pas apparaître comme une importation étrangère ?

Après le concile Vatican II, de nombreux efforts ont été engagés pour donner l’Eglise un visage vietnamien. Après 1975, les communistes regardaient l’Eglise catholique comme un produit lié à l’Occident, une alliée des forces européennes et américaines. Cependant, après quelques décennies de vie commune, beaucoup considèrent l’Eglise catholique comme une organisation utile au pays et à la population. Ce qui me semble nécessaire aujourd’hui, c’est de nous engager sur le chemin du Seigneur Jésus en nous enracinant dans la tradition culturelle et sociale de notre peuple, en cherchant en elle des semences de la parole de Dieu, en les faisant croître pour qu’elles portent du fruit, contribuant ainsi au renforcement de la culture de la vie et de la civilisation de l’amour dans la société du Vietnam aujourd’hui.

(1) Il s’agit là de principes énumérés dans le premier des quatre livres du confucianisme, « La grande étude » (Dai Hoc). Ces principes sont complémentaires et liés les uns aux autres.
(2) Le mot « socialisation », dans le Vietnam d’aujourd’hui, signifie paradoxalement « privatisation ». L’Etat remet à la société civile des tâches qui auparavant étaient de sa compétence.

(Source: Eglises d'Asie, 4 janvier 2012)