Japon: La cérémonie du thé comme espace de dialogue interreligieux
par Naoko Frances Hioki *

La cérémonie du thé, un espace pour le dialogue interreligieux ? L’interrogation peut sembler légitime tant ce qui apparaît comme l’une des expressions les plus emblématiques de la culture japonaise n’est pas immédiatement associée à la rencontre entre les religions. L’étude des rencontres qui eurent lieu entre missionnaires jésuites européens et maîtres de thé japonais à la fin du XVIème siècle montre toutefois que cette rencontre a eu lieu. Plus exactement, le sentiment partagé d’esthétique collective vécu par certains missionnaires et des maîtres de thé a ouvert la voie à un véritable échange. Cependant, de la maison de thé comme espace interculturel à la voie du thé (chado ou sado) comme lieu d’un dialogue interreligieux menant à une compréhension logique des différences doctrinales entre bouddhistes et chrétiens, il y a un pas, qui n’a pas été franchi par ces missionnaires jésuites dont les missions d’évangélisation au Japon seront stoppées net par les édits de persécution du début du XVIIème siècle.

Au Japon, à la fin du XVIème siècle, le grand maître de thé Sen’no Rikyu (1522?-1591) avait transformé l’usage antérieur de boire le thé en une « voie du thé » faite de recherche du progrès spirituel des participants par l’acte de préparation et de partage d’un bol de thé dans un cadre paisible et solennel (2). La création de la voie du thé, au milieu du XVIème siècle, coïncida avec l’éclosion des missions catholiques au Japon, qui commencèrent en 1549 par l’arrivée à Kagoshima du missionnaire jésuite François Xavier (1506-1552). Les missionnaires européens étaient au courant de l’origine de la cérémonie du thé, laquelle était étroitement associée au bouddhisme zen, et la voie du thé de Rikyû avait conservé implicitement la philosophie du zen, même si la pratique en paraissait entièrement sécularisée. Toutefois, les missionnaires participèrent non seulement à la cérémonie du thé, mais certains d’entre eux se familiarisèrent d’assez près avec la voie du thé pour profiter de l’ambiance méditative de cet espace. Par ailleurs, les missionnaires ont reconnu l’impact positif de la voie du thé sur le développement spirituel des chrétiens japonais, tels Justo Takayama Ukon (1552-1615) (3), qui fut aussi un célèbre maître de thé.

Mais, dans le Japon de la fin du XVIème siècle, quel était le terrain sur lequel les religions se rencontraient et entraient en dialogue ? Dans l’ensemble, la relation entre le christianisme et les religions japonaises était marquée par l’hostilité. Les écoles bouddhistes rejetaient le christianisme et s’opposaient à la religion occidentale tout autant que les missionnaires refusaient énergiquement bouddhisme et shintoïsme (4). Pour les bouddhistes, les missionnaires étaient des intrus étrangers ainsi qu’une menace pour leur position dans la vie politique. Pour les missionnaires chrétiens, les bouddhistes étaient des idolâtres malfaisants et un obstacle à leur mission évangélisatrice. Le côté hostile de la relation a abouti à des actes d’iconoclastie à effet destructeur commis à l’encontre des symboles religieux, tels que l’architecture, les images et représentations. Simultanément, cependant, il est intéressant de noter que certains des échanges intellectuels entre les missionnaires et les bouddhistes, prenant la forme de disputations raisonnées, se sont avérés prendre la forme d’un dialogue pacifique et fructueux (5).

La relation difficile entre le christianisme et les religions japonaises, faite à la fois de conflit et d’intérêt, s’est poursuivie dans cette voie pendant plusieurs décennies. Puis, en 1587, le shogun Toyotomi Hideyoshi (+1598) prit les missionnaires européens par surprise en publiant brutalement le premier édit antichrétien, déclarant que le Japon était le « pays d’un dieu autochtone ». Bien que l’édit de Hideyoshi n’ait pas été strictement appliqué, en 1612, le shogunat Tokugawa publia un arrêté plus sévère de bannissement du christianisme dans tout le pays, suivi en 1614 par l’expulsion des missionnaires étrangers. Enfin, en 1639, le shogunat interdit l’accès du pays à tous les Européens, à l’exception des commerçants hollandais, et imposa à l’ensemble de la population un très strict édit d’interdiction du christianisme, qui ne sera levé qu’en 1873.

Compte tenu de ce contexte historique, on peut se demander pourquoi les missionnaires jésuites acceptèrent de participer et même de prendre plaisir à une cérémonie du thé qui était indéniablement bouddhique d’origine. Je maintiens que cela était dû à la capacité d’assimilation essentielle de la cérémonie du thé japonaise, qui accueille quiconque afin de partager le thé et jouir d’une atmosphère faite de sérénité et de contemplation, dans une maison de thé champêtre au sein de belles forêts. Je voudrais aussi souligner que l’isolement physique de l’espace de la cérémonie du thé et son esthétique d’austérité créent un espace d’échange de haute valeur pour des personnes d’origines culturelles et religieuses différentes en partageant une expérience commune. Dans ce qui suit, je voudrais tout d’abord montrer les caractères objectifs de la cérémonie du thé japonaise, en tenant particulièrement compte de son avantage comme espace de rencontres interculturelles et interreligieuses. Ensuite, je passerai en revue l’histoire et l’esthétique de la cérémonie du thé, mettant l’accent sur sa relation intime avec le bouddhisme zen. Troisièmement, en référence aux sources premières, j’étudierai comment les missionnaires jésuites ont observé la cérémonie du thé et apprécié le partage d’un bol de thé avec des Japonais dans le cadre sobre mais beau de la nature. Enfin, je voudrais explorer l’impact formateur de la voie du thé sur les progrès spirituels des premiers chrétiens japonais.

1. La maison de thé comme espace de rencontre interculturel et interreligieux

Dans le Japon du XVIème siècle, il y avait généralement trois manières de conduire la cérémonie du thé, autres que celle du thé quotidien ordinaire. L’une d’elle se vivait comme une étiquette sociale, la manière appropriée de recevoir un hôte honorable chez soi : l’invité masculin était accueilli par un serviteur à l’entrée principale, conduit à la salle de réception où il recevait un bol de thé pendant qu’il attendait le maître de maison. Le second type était une réunion intime pour prendre le thé : un groupe d’invités masculins, en général pas supérieur à trois personnes, prenait le thé préparé par l’hôte dans une petite maison de thé édifiée dans un jardin merveilleusement bien agencé. C’est ce type de consommation du thé qui s’est développée pour devenir la voie de thé (6). Le troisième était un thé en plein air, quand un certain nombre de personnes se réunissaient pour jouir d’un pique-nique dans un espace ouvert, accompagné de musique et de danse.

L’espace de la cérémonie du thé

Pour les besoins du présent article, la manière la plus marquante de la consommation de thé que nous étudierons est la seconde. En ce qui concerne la conduite proprement dit de la cérémonie du thé, Denis Hirota en donne un résumé succinct : il s’agit simplement de préparer du thé et de le boire, processus qui n’a rien d’extraordinaire : « Les pratiques du chanoyu (…) mettent l’accent sur une petite réunion où l’hôte dispose de charbon de bois nouveau pour faire bouillir l’eau, sert un repas, puis prépare le thé en poudre battu avec de l’eau chaude. Le thé est préparé sous deux formes : la première est « dense », quand une grande quantité de thé est soigneusement mélangée à de l’eau chaude et où les invités prennent leur part tour à tour à un seul bol de thé ; l’autre est « légère », quand une proportion plus petite de thé est battue prestement avec de l’eau pour chacun des participants. » (7)

L’action qui se déroule à l’intérieur de la maison de thé se résume à servir et boire du thé. Pourtant, au même moment, tout participant à une cérémonie du thé ne voudrait pas manquer l’atmosphère de profonde méditation de l’espace. Afin d’exprimer clairement la forte intensité qui imprègne le déroulement de la cérémonie du thé, je suggère la compréhension de ses principes par le moyen de deux mots clés : transformation et indifférence.

Tout d’abord, la transformation doit se faire avec soi-même, en étant assis paisiblement dans une maison de thé avec d’autres et participant à une expérience qui est « la chance d’une vie » (ichigo ichie) (8) et s’éveillant ainsi à une nouvelle conscience de soi qui serait en complète harmonie avec son environnement. En second lieu, l’indifférence porte sur le fait d’être libéré des préoccupations égoïstes de reconnaissance sociale, d’argent ou des plaisirs du monde. Afin d’écarter toute préoccupation mondaine, une maison de thé est faite pour paraître rustique, à la manière de l’ermitage d’un solitaire, aussi les bols et accessoires utilisés lors de la cérémonie doivent-ils être simples, naturels et pratiques (9).

Pour ce qui touche à l’expérience de transformation vécue par les participants à une cérémonie du thé, Horst Hammitzsch décrit sa première expérience de la manière suivante, en commençant par la courte promenade vers la maison avec les autres invités : « Et par chaque pas dans la profondeur du jardin, le monde de tous les jours et sa précipitation s’efface de l’esprit. On pénètre dans un monde libéré des pressions quotidiennes, on en oublie les chemins et on cesse de s’interroger sur les aboutissants. Plus l’invité pénètre profondément dans le jardin, monde d’un calme solennel, plus il se libère de l’ivraie du quotidien. Les autres invités, aussi, paraissent s’être transformés (…). Tous ont oublié les choses du quotidien qui régissent normalement leur vie, du petit matin jusqu’à tard dans la nuit. En larguant ces amarres, ils se sont engagé sans réserve dans ce monde de silence et de liberté intérieure. » (10)

Comme geste d’abandon des choses du quotidien et pour entrer dans le monde de la liberté intérieure avec une attitude d’humilité, il est demandé aux participants d’entrer dans la maison de thé par une petite ouverture (67 cm x 64 cm) appelée nijiriguchi, située à environ un pied au-dessus du sol, aussi il est donc nécessaire de ramper sur les genoux (11).

Selon Kozu Asao, Rikyu construisit le premier nijiriguchi pour sa maison de thé Taian (12). Cette entrée en apparence incommode a tenu un rôle important au cours du XVIème siècle. Afin de pouvoir pénétrer dans une maison de thé, un soldat devait se défaire de son poignard et un noble aurait dû renoncer à son couvre-chef, s’il portait la coiffure traditionnelle accordée aux courtisans de haut rang. Le jésuite portugais Joao Rodrigues (+ 1633) décrit ainsi l’entrée par le nijiriguchi : « Ils abordent maintenant la porte fermée de la petite maison. Elle est un peu au-dessus du sol, juste assez grande pour qu’une personne puisse passer au travers à condition de se ramasser. Ils ôtent leurs éventails et poignards de leurs ceintures et les déposent dans une sorte de placard placé là à cet effet, à l’extérieur. » (13)

Ainsi, l’intérieur de la maison de thé était un espace de non-violence où aucune arme n’était admise et aussi un lieu où l’on partageait un bol de thé entre égaux.

2. Aspects esthético-religieux de la cérémonie du thé

Thé et bouddhisme zen

Parmi les prescriptions classiques qui présentent l’aspect spirituel ou religieux de la voie du thé, le plus célèbre est sans doute « La chance d’une vie » susmentionné, popularisé par la figure politique du XIXème siècle et maître de thé Ii Naosuke (1815-1860). Parmi d’autres, il y a « Création d’une assemblée » (ichiza konryu) (14) et « Le thé et le zen ont une seule et même saveur » (chazen ichimi) (15).

« La chance d’une vie » désigne la conscience existentielle où le moment particulier de boire du thé dans une maison de thé est un moment qui, de son vivant, ne se reproduira plus jamais. Kozu considère qu’il représente au mieux l’attitude personnelle de Rikyu envers la cérémonie du thé, tandis que « Fonder une assemblée » met l’accent sur l’expérience collective d’être en communion avec les autres par le biais du thé (16). Le dernier précepte, « Le thé et le zen ont une seule et même saveur » se réfère à l’origine bouddhique de la consommation du thé. Ces expressions anciennes indiquent comment la pratique de la cérémonie du thé provient du bouddhisme zen et a développé ses propres principes esthético-religieux et collectifs. Bien que le but du zen soit l’expérience de l’illumination individuelle de chaque participant, la cérémonie du thé est ouverte à une expérience collective de libération des préoccupations matérielles.

Il est possible que la coutume de boire du thé ait été connue en Chine dès la période des Six Dynasties (220-589), les feuilles de thé passant pour être particulièrement appréciées comme médication sous les Tang (618-907). Le premier livre classique « La Voie du thé » a été écrit par le maître Lu Yu (733-804) vers la fin du VIIIème siècle, où il explique comment planter, cultiver et récolter les plants de thé ainsi que la façon de le préparer (17). Dans ces formes premières de la préparation du thé, les feuilles de thé étaient « séchées à la vapeur, pilées dans un mortier et moulées en une galette, dont on pouvait couper des morceaux selon les besoins » (18). Le conditionnement en galette de thé (aussi appelé brique de thé) est venu de Chine au Japon dès avant le IXème siècle. Le thé réduit en poudre qui est utilisé dans la cérémonie du thé a été inventé en Chine au cours de la période des Song du Nord (960-1127) et les moines zen l’ont favorisé parce qu’il les aidait à rester apaisés et vigilants au cours des méditations. Une histoire évoque quelques moines chinois de cette époque qui étaient accoutumés à se rassembler autour de l’image du patriarche Bodhi Dharma pour boire du thé dans un seul bol en commémoration de leur grand maître (19). Le thé Sung-Zen a été importé de Chine par le maître Eisai (1141-1215), auteur d’un traité sur le bien-fondé médical du thé (20) et, par la diffusion de l’école zen Eizai Rinzai, le rituel du thé et son idéal de style Zen se sont rapidement propagés au Japon (21).

L’un des premiers maîtres de thé qui ont joué un rôle important dans l’établissement des principes de base de la voie du thé fut Murata Juko (ou Shuko 1423?-1502). Selon Kuwata Tadachika, l’aspect le plus important de la voie du thé de Juko fut la création de « l’égalité entre les personnes » au cours de la cérémonie du thé (22). A l’époque de Juko, divertir les invités dans une maison de thé et en exposer les précieux accessoires ressortait de l’opulent style de vie de l’aristocratie (23). Pour les moines zen, le thé a été intégré à leur vie religieuse. Mêlant les deux traditions, Juko développa une nouvelle forme de participation qui mit fin au goût de luxe ostentatoire du thé des courtisans, tandis que dans le même temps, il se débarrassa de l’exclusivisme religieux de la voie monastique du thé. Ce qui suit seraient les mots de Juko : « L’agencement de la salle de thé devrait être de nature à apaiser les cœurs des hôtes et des invités et ne devrait en aucune façon détourner leurs pensées. Ceci est d’une importance primordiale et doit pénétrer au plus profond du cœur, tout en n’éprouvant rien pour les autres. » (24)

La simplicité rustique de l’intérieur de la maison de thé a été conçue pour aider les participants à se concentrer afin d’examiner paisiblement le fond de leurs cœurs.

Contributions de Rikyu

Suite à l’héritage de Juko, l’évolution ultime de la cérémonie du thé japonaise ainsi perfectionnée par Rikyû était «aniconique » et religieuse en même temps. Par « aniconique », je me réfère à l’esthétique paradoxale de la voie du thé qui cherche à atteindre la simplicité absolue de l’espace ; la décoration intérieure de la maison de thé se limite à quelques rameaux de fleurs fraîches et un seul rouleau peint suspendu représentant généralement une calligraphie ou une peinture de genre en référence implicite à l’éthos zen. On évite les images religieuses explicites telles celle du Bouddha (25). Pourtant, l’objectif de la cérémonie du thé de Rikyu était le développement spirituel selon l’enseignement bouddhique. On attribue à Rikyû la déclaration suivante : « Le chanoyu de la petite pièce est avant tout une question d’exécution pratique et atteint sa prise de conscience en accord avec la voie bouddhique. Se complaire dans la splendeur raffinée d’une résidence ou celui de gourmandises raffinées appartient à la vie mondaine. On est suffisamment abrité lorsque le toit ne fuit pas ; il y a assez de nourriture quand cela permet d’éviter la faim. Tel est l’enseignement bouddhique et la signification fondamentale du chanoyu. » (26)

Bien que la cérémonie du thé ne représente pas explicitement les doctrines ou pratiques bouddhiques, l’espace est rempli d’allusions au zen, représentation de la fusion du profane et du religieux par la boisson d’un bol de thé (27).

Rikyu a évité les représentations religieuses qu’on trouvait dans les maisons de thé des monastères bouddhiques, mais l’espace parlait encore profondément de l’idéal bouddhiste : l’état de l’oubli de soi, ainsi que l’expérience d’être en complète harmonie avec la nature. L’innovation de la cérémonie du thé au XVIème siècle mit au défi les praticiens d’expérimenter l’espace, en communion avec d’autres personnes présentes au cœur ouvert et apaisé. Selon Hammitzsch, dans une cérémonie du thé, « on érige un temple d’expérience collective, ichiza-kenritsu [sic], où ceux qui partagent les mêmes croyances, adeptes d’une seule Voie en quête d’une harmonie intérieure très éloignée du monde, se retrouvent sur cette Voie ». (28)

Il est certain que l’expression « ceux qui partagent les mêmes croyances » ne désignerait pas la croyance en une religion ou une doctrine commune, mais se réfère à la découverte collective de valeurs universelles, comme la beauté de la nature et l’harmonie intérieure.

Pour ce qui touche au statut social, Rikyû était un laïc de la classe moyenne de la ville de Sakai. Au XVIème siècle, Sakai était un grand port international et une ville commerciale où la classe moyenne des marchands allait devenir un nouveau pouvoir, apportant ses valeurs séculières dans une société bourgeoise composée d’aristocrates et du clergé bouddhiste. Plus important encore, la cérémonie du thé de Rikyu a produit un espace égalitaire (29) où les participants, qu’ils soient aristocrates, commerçants, religieux ou laïcs, bouddhistes ou chrétiens, n’avait plus d’importance (30).

Dialogue silencieux dans la maison de thé

En ce qui concerne le concept de « Création d’une assemblée », il est important de noter que la communication qui se produit dans l’espace d’une cérémonie du thé est de l’ordre du dialogue, mais ce ne n’est pas nécessairement un dialogue rationnel (31). La conversation effective qui a lieu dans la maison de thé est formaliste et des plus succincte. Les échanges entre l’hôte et les invités sont strictement encadrés et, au-delà, la conversation se limite à l’échange de quelques paroles prononcées sur la beauté de la saison, du jardin et de la maison. Les discussions sur l’argent, la politique, la religion ou tout autre sujet personnel sont taboues dans le royaume du thé.

Dans le silence auguste de la maison de thé, les participants à une cérémonie du thé peuvent retrouver un sens de communication profonde et de communion avec les autres. Afin d’élucider la nature de ce mode de communication inhabituel, il pourrait être utile de se référer à la notion de dialogue explicitée dans l’essai de Martin Bubers Dialogue.

Selon Buber, « il y a un dialogue vrai – sans flatterie dans le discours ou dans l’attitude – là où chacun des participants a vraiment l’autre ou les autres à l’esprit dans leur particularité du moment et se tourne vers eux avec l’intention d’établir une relation mutuelle vivante entre lui-même [sic] et eux (…). Le premier type, comme je l’ai dit, est devenu rare ; quand il a lieu, même sous une forme non spirituelle, l’homme apporte la dimension spirituelle consubstantielle à son être ». (32)

Bien que Buber s’exprime au nom d’une tradition spirituelle complètement différente, cette citation présente d’une manière appropriée le phénomène qui prend place dans l’espace de la cérémonie du thé, à savoir son propre regard vers les autres dans la nudité de celui qui vit au moment de la « la chance de sa vie ». Les bols de thé préparés dans cet espace de dialogue sont partagés pour célébrer la métamorphose de chaque participant ainsi que la transformation de leur relation interpersonnelle, de « Moi et Lui/Elle » et « Moi et Vous » pour finir en « Nous ». En outre, cette unité englobe non seulement les participants dans l’espace, mais aussi l’environnement en son entier, l’activité de la nature à l’extérieur, la maison de thé, les bols et les accessoires, ainsi que les souvenirs évoqués et leur origine. Cette plénitude, cependant, n’exige pas que l’individualité de chaque personne se dissolve dans l’ensemble. Au contraire, un pratiquant soucieux de la cérémonie du thé se rendrait compte que son individualité se trouve en communion avec les autres et la nature.

Ainsi, la cérémonie du thé peut également être considérée comme un espace de dialogue, où l’on peut vivre un dialogue muet avec les autres. La simplicité de la maison, sa position et sa décoration naturelles, l’absence de représentations symboliques et divers autres aspects aident à établir un espace radicalement neutre pour la contemplation. Toutefois, en ce qui concerne l’acte de dialogue interculturel et interreligieux, il faut remarquer que la cérémonie du thé ne peut pas être un espace où l’on déploie un dialogue de type religieux, puisque la conversation qui a lieu dans la maison de thé exclut tout débat. Les participants sont appelés à abandonner toutes leurs préoccupations, y compris leurs croyances religieuses. Si l’espace pouvait, dans un certain sens, être confessionnel, il devrait l’être dans le sens collectif et spirituel, c’est-à-dire que l’on peut déclarer sa croyance dans un climat d’amour des autres et de la nature, commémoré dans le dialogue silencieux et le partage du thé.

3. Comptes-rendus européens du XVIème siècle de la cérémonie du thé

La première mission jésuite au Japon est particulièrement importante dans l’histoire de l’Eglise en Asie, car elle fut l’une des premières missions à utiliser l’acculturation comme stratégie de mission (33). Le visiteur (délégué plénipotentiaire du préposé général des jésuites pour les missions d’Extrême-Orient - NdT) jésuite Alessandro Valignano (1539-1606) contribua à une stratégie d’adaptation culturelle quand il réussit à convaincre ses confrères qu’il était absolument nécessaire pour les Européens de se conformer au mode de vie japonais s’ils voulaient poursuivre pacifiquement leur objectif : l’évangélisation de l’ensemble du pays.

Lorsque le décret d’expulsion de 1614 mit un terme à leurs travaux, ils avaient réalisé de notables progrès en vue de s’adapter culturellement à leur pays hôte. Toutefois, il est certain que, pour les missionnaires dans le Japon du XVIème siècle, l’orthodoxie religieuse conforme aux décrets du Concile de Trente constitua la plus grande priorité, aussi la stratégie d’acculturation jésuite se devait d’être limitée à la sphère culture/matière. Il n’est pas surprenant qu’un visiteur aussi strict que Valignano ait souligné la fonction sociale de la cérémonie du thé et négligé l’aspect spirituel de l’ensemble. Cependant, comme je le montrerai ci-après, d’autres jésuites apprécièrent de participer à la cérémonie du thé, où ils rencontrèrent la spiritualité bouddhique, sans être gênés par l’impératif iconoclaste envers les images païennes.

Une reconnaissance de l’attrait esthétique de la cérémonie du thé : Almeida et Frois

Le jésuite portugais Luis d’Almeida (1525-1583) fut l’un des premiers missionnaires ayant commenté l’attrait esthétique pour les Japonais de la coutume de boire le thé. Dans un rapport de 1565, Almeida écrit ceci au sujet de la coutume locale de recevoir des invités : « Ainsi, ils donnent des réceptions pour boire de cette herbe (dont les meilleures variétés coûtent environ neuf ou dix ducats la livre) et en exposer les accessoires, les meilleurs que permettront le rang social et la richesse de chacun. Ces réceptions sont données dans des maisons particulières, utilisées uniquement à ces occasions, qui sont des merveilles de netteté. » (34)

Ce qu’Almeida a vécu semble avoir été quelque chose d’intermédiaire entre le thé du décorum social et la cérémonie solennelle du thé. Almeida n’a pas été particulièrement sensible au repas servi avant le thé, mais il semble avoir été vraiment impressionné par l’ordonnance du service et la beauté simple des ustensiles. Il poursuit : « Je ne loue pas la nourriture, car le Japon n’est que mal doté à cet égard, mais pour ce qui concerne le service, l’ordre, la propreté, et les accessoires, je peux affirmer avec confiance que nulle part ailleurs dans le vaste monde il serait possible de trouver un repas mieux servi et réglé qu’au Japon. » (35)

Un autre jésuite portugais, Luis Frois (1532-1597), écrit dans son Histoire du Japon que la « camura de chanoyu » (la maison de thé) dans la résidence d’un maître de thé japonais chrétien (36) était « reconnue par les chrétiens et les païens pour sa propreté et son calme matériel. Le Père (Frois) y a célébré l’Eucharistie et les chrétiens japonais s’y sont rassemblés ». (37)

Dans ce passage, il est évident que le jésuite a remarqué l’attrait esthétique de la cérémonie du thé au-delà de son importance comme décorum social. Frois et Almeida font l’un et l’autre remarquer la netteté de l’espace en référence au sens japonais de la beauté inhérente à la simplicité de la maison de thé.

Rodrigues, un passionné de thé

Alors que l’émerveillement des jésuites devant l’agencement ordonné et l’austère beauté des maisons de thé japonaises était réel, il semble que ni Frois ni Almeida n’aient vraiment apprécié le goût très prononcé du thé vert en poudre. Parmi les jésuites européens, le Portugais Joao Rodrigues – également connu sous le nom de « L’Interprète » – fut le plus engagé dans tout ce qui touche le thé au Japon. Rodrigues arriva au Japon à la fin des années 1572, à l’âge de 16 ou 17 ans, servant de domestique à des marchands portugais. Après avoir été admis dans la Compagnie de Jésus, il effectua toute sa formation théologique, sans jamais revenir en Europe (38). Il vécut et travailla au Japon jusqu’en 1610 et, à cette date, ses compétences et ses connaissances en langue et culture japonaises, furent probablement inégalées parmi les jésuites.

Rodrigues l’Interprète comptait aussi parmi les plus grands amateurs de thé. La longue description de Rodrigues des six mérites du thé dans son Histoire de l’Eglise au Japon comporte une comparaison exceptionnelle entre l’Europe et l’Asie orientale sous l’angle de la coutume de la consommation du thé : « La Chine et le Japon sont densément peuplés et les habitants, en particulier en Chine, sont grandement entassés les uns sur les autres. Pourtant, il n’y a généralement pas d’épidémie dans ces deux royaumes comme en Europe et d’autres lieux, et la pestilence est très rare. Beaucoup de gens soutiennent que cela résulte du cha (thé), qui évacue toutes les matières superflues causant les humeurs maléfiques. » (39)

Rodrigues écrit aussi qu’il a entendu des Japonais dire que le thé est « bon pour la chasteté et la continence, car il a la capacité de réfréner et de rafraîchir les humeurs » (40).

Rodrigues appréciait non seulement les bienfaits médicinaux du thé, mais aussi l’esthétique et l’atmosphère contemplative de la cérémonie du thé. Dans son Histoire de l’Eglise au Japon, il consacre quatre chapitres à décrire en détail la culture du thé au Japon. Dans le premier des quatre chapitres, il présente les qualités générales de la boisson, comment planter des arbres à thé et en récolter les feuilles. Puis, dans le second chapitre, il expose le principe de la cérémonie du thé en ces termes : « Car dans cette sorte de divertissement et d’étiquette, aucune attention n’est accordée au rang social, soit par l’hôte ou l’invité, parce que les nobles et les gens de moindre condition qui pratiquent cet art sont considérés comme des égaux quand ils y participent (…). Cette réunion pour le cha et la discussion n’est dons pas destinée à une longue conversation mutuelle, mais plutôt à contempler dans leur âme en toute tranquillité et modestie tout ce qu’ils y voient là et donc s’efforcer par eux-mêmes de comprendre les mystères qui y sont renfermés. » (41)

Ici, Rodrigues identifie les caractéristiques d’une cérémonie du thé et la distingue des autres manières de boire le thé qui avaient cours au Japon.

En raison de sa connaissance approfondie de la langue japonaise, il distingue particulièrement ce qu’il croyait être la véritable cérémonie du thé, suki (ou suky, suqi), de la consommation du thé en général, chanoyu. Suki est un concept esthétique important dans la voie du thé qui fait référence à la vertu de rejet de la beauté superficielle et à l’amour des qualités cachées des choses (42). L’étymologie de suki est obscure, mais elle dérive probablement du verbe suku, éprouver de l’affection. Un traité du XIXème siècle sur la cérémonie du thé, Zen cha roku (1828), mentionne que suki « signifie se complaire dans un dénuement austère et pur et se rapproche d’une exhortation à maîtriser les désirs et les envies » (43). En suggérant le plaisir dans un dénuement pur, on entendait que la vérité se trouve quand l’esprit est indifférent aux parures et sophistication du monde. D’autres termes majeurs qui ont trait à l’esthétique de la cérémonie du thé sont wabi et sabi ; Rodrigues n’en a pas dit grand-chose, mais présente wabi zuki comme une version populaire de la cérémonie du thé suki pratiquée par ceux qui n’ont pas les moyens de posséder en propre bols et accessoires coûteux (44).

Le troisième chapitre de Rodrigues sur la culture du thé japonaise met l’accent sur la cérémonie du thé suki. Il relate ainsi sa propre expérience de participation à une cérémonie du thé : « Une fois qu’il (l’hôte) s’est retiré, les invités ouvrent la porte (du jardin où est située la maison de thé), entrent, puis la referment à nouveau de l’intérieur. Ils s’assoient et prennent un court repos en contemplant les frondaisons. Puis, tout en cheminant à travers le bois jusqu’à la maison de thé, ils contemplent tout paisiblement – le bois lui-même, les arbres isolés dans leur état et cadre naturels, le pavement, la pierre brute évidée pour le lavage des mains. » (45)

En comparant ce récit avec l’expérience de la cérémonie du thé plus moderne de Hammitzsch, il est intéressant de constater qu’il y a un lien visible entre l’expérience d’éloignement du monde des activités quotidiennes et le monde de la contemplation silencieuse. Après avoir décrit ainsi la mise en place d’une maison de thé, Rodrigues poursuit en exposant chaque détail de tout le déroulement de la cérémonie du thé, y compris l’accueil officiel par l’hôte, le rituel d’allumage du foyer, le service du repas et des desserts, et enfin la préparation et la participation au thé.

Rodrigues relie à juste titre l’origine de la voie du thé au bouddhisme zen, et dit que la cérémonie solennelle de thé suki s’est développée à partir de l’imitation de la méthode des philosophes zen, « en ce qui concerne sa solitude érémitique et le retrait de toute opération dans le domaine social, et, en tout, sa résolution et sa vigilance (…) » (46). Il mentionne ensuite quelques habitants de Sakai qui ont construit la maison de thé, « (…) et qui présentait, autant que l’espace limité du site l’a permis, le style des maisons isolées qu’on trouve à la campagne, ou celles des cellules des solitaires qui vivent dans des ermitages éloignés des hommes et se livrent à la contemplation des choses de la nature et de sa Cause Première ». (47)

Il paraît très vraisemblable que lorsqu’il mentionne « certains habitants de Sakai », Rodrigues se réfère au maître Rikyû. Par ailleurs, sa référence à la contemplation de la Cause Première semble spécifier sa propre interprétation (quoique étant erronée) de suki, qui tente de percevoir la vérité des choses au-delà de leur beauté ou de leur laideur apparente.

Le passionné du thé qu’était Rodrigues n’hésite pas à reconnaître ce qui rapproche la cérémonie du thé du bouddhisme zen. C’est parce que le jésuite a observé, « que bien qu’ils imitent la secte zen dans cet art, ils ne pratiquent pas une superstition, culte, ou cérémonie spéciale liée à la religion » (48). Ce qui est particulièrement intéressant à propos de la déclaration de Rodrigues touchant le zen, inclus dans ses chapitres sur la cérémonie du thé, c’est qu’il semble au moins avoir acquis une certaine connaissance des écoles zen à travers sa propre expérience de la cérémonie du thé et l’interaction avec les maîtres de thé. Il écrit au sujet des « philosophes » zen : « Ceci (l’art de suki) est à l’imitation des philosophes solitaires des sectes zen qui vivent dans leurs retraites au désert. Leur vocation n’est pas de philosopher à l’aide de livres et de traités écrits par des maîtres et philosophes comme les membres illustres des autres sectes des gymnosophistes indiens. Ils se livrent plutôt à la contemplation des choses de la nature, en méprisant et en renonçant aux choses du monde. Ils mortifient leurs passions par certaines méditations et des considérations énigmatiques et figurées qui les guident au début de leur cheminement. Ainsi, à partir de ce qu’ils voient dans les choses mêmes, ils atteignent par leurs propres efforts à la connaissance de la Cause Première. Leur âme et leur intellect écartent tout ce qui mauvais et imparfait jusqu’à ce qu’ils atteignent la perfection naturelle et l’essence de la Cause Première. » (49)

Il est évident que Rodrigues était au courant de certains détails pratiques de la méditation zen comme koan (petites énigmes proposées pour la méditation). Bien qu’il confonde la finalité du zen avec l’acquisition des connaissances de la Cause Première, l’attitude de Rodrigues envers le bouddhisme zen implique une curiosité sans prétention qui est loin d’être hostile ou conflictuelle. Au contraire, dans la mesure où la déclaration susmentionnée l’indique, il reconnaît le zen comme une pratique autre pour l’acquisition de la connaissance de Dieu ou du Créateur (il semble n’avoir jamais compris le concept d’illumination) et reconnaît l’aspect positif des efforts du bouddhisme pour avancer dans la voie de la méditation (50).

Justo Takayama Ukon, maître de thé chrétien

Comme nous l’avons vu, le contexte particulier de la cérémonie japonaise du thé offrit aux jésuites des possibilités d’interaction avec le bouddhisme zen. L’interaction est indirecte, mais pas tout à fait vaine, puisque les missionnaires ont éprouvé directement certains aspects majeurs de la religion et de l’esthétique japonaise. Aussi, il est important de souligner ici que la voie du thé a aidé les chrétiens japonais à progresser dans leurs dévotions et le discernement. Parmi les convertis japonais de l’époque, il y avait de nombreux maîtres de thé et des disciples et, selon Nishimura Tei, il est des plus probables que quatre des sept disciples directs de Rikyu étaient chrétiens (51).

Selon Rodrigues, le seigneur chrétien de Takatsuki, Justo Takayama Ukon, était l’un des authentiques maîtres de la cérémonie du thé qui maîtrisait le suki. Voici ce que Rodrigues dit de Ukon : « Il avait l’habitude de faire remarquer, comme nous l’avons entendu à plusieurs reprises, qu’il trouva dans le suki un soutien précieux vers la vertu et le recueillement pour ceux qui pratiquèrent et comprirent vraiment son objet. Ainsi, il disait que, pour rendre hommage à Dieu, il se retirerait dans cette petite maison avec une statue et là, conformément à la coutume qu’il avait créée, il trouverait la paix et le recueillement pour se confier en Dieu. » (52)

Ukon était l’un des sept disciples de Rikyu, et Rodrigues signale qu’il fut apprécié à la fois par les Japonais chrétiens et non chrétiens comme un maître de la voie du thé. Le compte-rendu de Rodrigues nous apprend également que la maison de thé était l’endroit où Ukon se retirait quand il avait besoin de méditer et « se confier à Dieu ». Le principe d’indifférence aux choses de ce monde aura peut-être aidé Ukon à trouver la paix et le recueillement tout en étant maître de thé, seigneur de la guerre et chrétien en même temps, et servi à discerner la juste conduite à tenir dans des situations difficiles.

Pour les maîtres de thé, toutefois, le discernement n’était pas pareil au discernement entre ce qui est « bon » et ce qui est « mal » ou le choix d’une voie supérieure à l’autre. Il fallait plutôt rechercher les qualités intrinsèques et l’harmonie dissimulées dans le monde des phénomènes. Ce qui suit est l’histoire de la quête de Ukon pour harmoniser la voie du Christ et la voie du thé dans sa vie. En 1587, quand Hideyoshi édicta la première ordonnance antichrétienne, Hideyoshi fut sensible à la loyauté de Ukon envers lui et n’envoya à Ukon nul autre que Rikyu, de manière à ce que Ukon puisse quitter l’Eglise et être épargné par la persécution. Ukon refusa et Rikyu le laissa seul sans autre tentative. L’édit antichrétien de 1587 cependant ne fut pas appliqué dans son intégralité, et ironiquement, alors que Ukon vécut un exil paisible dans le nord du Japon, Rikyu, en revanche, fut contraint au suicide pour des raisons demeurées obscures qui font encore débat aujourd’hui parmi les chercheurs. En 1614, Ukon reçut finalement l’ordre de quitter le pays en application de la politique antichrétienne plus sévère du shogunat Tokugawa. Cette fois-ci, il ne reviendrait plus au Japon (il mourut l’année suivante dès son arrivée à Manille). Quand il quitta le pays, il prit, dit-on, deux objets personnels avec lui : l’un était un crucifix, et l’autre était une pièce d’un vêtement qu’il avait reçu de Rikyu, son maître de la cérémonie du thé (53).

Cette anecdote significative de la vie de Ukon semble suggérer que, confronté à une situation très difficile, il tenta de déterminer comment il pourrait être à la fois chrétien et maître de la voie du thé. Pour lui, ce n’était pas la question d’un choix supérieur à l’autre, mais le maintien de l’un et de l’autre dans une relation harmonieuse. Comme Rodrigues l’a observé, Ukon a constaté que le suki a été une aide précieuse vers la vertu et que, comme chrétien, il a intégré avec succès la voie du thé dans son développement spirituel.

Conclusion

Dans les dernières années du XVIème siècle, la cérémonie du thé a fourni un espace où les missionnaires européens purent engager pacifiquement un dialogue interreligieux avec les Japonais. Le mode de dialogue, cependant, était tout à fait différent d’autres interactions concomitantes, comme des débats formels ou de violentes agressions et destructions réciproques. Au contraire, le dialogue fut réalisé dans une sorte de communion silencieuse avec les autres participants de la cérémonie. Grâce à la neutralité de l’espace de la cérémonie du thé et à l’atmosphère méditative assurées par un code unique des comportements, les missionnaires ont eu la chance de vivre avec les Japonais un moment de communion paisible qui a transcendé leurs différences de croyances religieuses. La profonde expérience de communion, cependant, fut passagère et se limita à la sphère esthético-religieuse, sans aller logiquement jusqu’à en surmonter les différences.

La majorité des missionnaires furent indifférents à la voie du thé comme pratique spirituelle, mais firent de l’usage du thé un instrument pour se positionner dans la société japonaise. D’autres missionnaires, Almeida, Frois et Rodrigues en particulier, ont reconnu dans l’espace de la cérémonie du thé son importance esthético-religieuse. De plus, le cas de Takayama Ukon indique clairement que le chrétien japonais et maître de thé a utilisé sa maison de thé pour des exercices spirituels. Nonobstant son origine Zen, c’est l’intégration radicale et l’ouverture spirituelle inhérente à la cérémonie du thé qui ont aidé les chrétiens japonais à progresser dans la contemplation et à trouver la paix dans l’accueil japonais du christianisme établi dans le monde du thé.

Notes
* Née en 1964, Naoko Frances Hioki est docteur en art et religion de la Graduate Theological Union de Berkeley (2009). Ses recherches portent sur l’accueil du christianisme dans l’art asiatique, les religions comparées (en art visuel) et l’esthétique interreligieuse. Elle est auteur de plusieurs articles sur ce sujet : « Visual Bilingualism et Mission Art » (Japan Review 23, 2011) ou bien « Early Christian/Non-Christian Encounters as Comparative Theological Resources » (Journal of Interreligious Dialogue ; http://irdialogue.org, 5, 2011). Elle a publié le présent article, intitulé « Tea Ceremony as a Space for Interreligious Dialogue » dans le n° 42 -2013) de la revue Exchange (Une première version de cet article, centrée sur l’histoire des missions, a été présentée à l’Institut de culture comparée de l’Université Sophia : http://icc.fla.sophia.ac.jp/html/publication.html). La traduction est de la rédaction d’Eglises d’Asie.
Naoko Hioki est actuellement chercheur invité à l’Institut Nanzan pour la religion et la culture, institut fondé en 1976 et incorporé en 1979 dans l’université catholique Nanzan, à Nagoya. L’institut s’est donné pour objet la promotion du dialogue entre les religions, philosophies et cultures de l’Orient et de l’Occident (1).
(1) Au sujet de la notion plurielle d’« interculturel » et d’« interreligieux », voir Raimon Panikkar The Intra-Religious Dialogue, édition révisée, New York, Paulist Press, oct. 1999. Pour une discussion philosophique de l’« espace » esthétique, voir David Cheetham, « Exploring the Aesthetic “Space” for Inter-religions Encounter », Exchange 39/1 (2010), pp. 71-86.
(2) D’après la littérature anglaise sur la voie du thé, je trouve les études de Denis Hirota et Theodore M. Ludwig très utiles relativement à leur aspect esthético-religieux. Denis Hirota, Wind in the Pines: Classic Writings of the Way of Tea as a Buddhist Path, Fremont Asian Humanities Press, 1995. Theodore M. Ludwig, « The Way of Tea: A Religio-Aesthetic Mode of Life », in History of Religions, 14/1 (1974). Voir notamment pp. 41-50. Pour l’esthétique de la cérémonie du thé, voir aussi Crispin Sartwell, The Art of Living, Albany, State University of New York Press, 1995, pp. 31-44.
(3) Dans cet article, les patronymes japonais sont mentionnés dans l’ordre suivant : nom de baptême (s’il y a lieu), nom de famille et prénom.
(4) A ce jour, il n’existe aucune étude comparative sur l’attitude des missionnaires envers le bouddhisme et le shintoïsme. A mon avis, les jésuites ont d’autant plus affronté les bouddhistes qu’à cette époque les temples bouddhistes détenaient un pouvoir politique considérable, en particulier dans les grandes villes. Sur l’appréciation de « l’idolâtrie » japonaise par les missionnaires, voir Michael Cooper (ed.), They Came to Japan, Londres, Thames and Hudson 1965, pp. 333-348. Georg Schurhammer, Der Weg der Götter in Japan, Bonn, Kurt Schroeder, 1923.
(5) Notons particulièrement les conversations entre missionnaires et religieux bouddhistes qui eurent lieu à Yamaguchi en 1551. Renzo de Luca les décrit comme un « dialogue intellectuel ». Renzo de Luca, « The Documents of the Yamaguchi Religious Debates of 1551 [Jap] », Bulletin of Association lie the Study of Kirishitan Culture, 119 (2002), pp. 1-32. Voir aussi Urs App, The Cult of Emptiness: The Western Discovery of Buddhist Thought and the Invention of Oriental Philosophy, Rorschach, University Press Media, 2012, pp. 23-32.
(6) Sur l’historique de la voie du thé, voir Hirota, pp. 21-130. Tadachika Kuwata. Chado no Rekishi Tokyo, Kodansha, 1979. Pour l’aspect sociologique de la cérémonie du thé, voir Eiko Ikegami, Bonds of Civility: Aesthetic Networks and the Political Origins of Japanese Culture, New York, Cambridge University Press, 2005, pp. 120-126 ; Moran Pitelka (éd.), Japanese Tea Culture: Art, History and Practice, New York, Routledge, 2003.
(7) Hirota, p. 21.
(8) Yamanoueno Soji-ki (1547) indique ‘Ichigo ni ichido no kai’. Yamanoueno Soji-ki, in Chadô Koten Zenshù, volume 6, Kyoto, Tankôsha, 1956, p. 93.
(9) Ironiquement, il semble inéluctable que la cérémonie du thé soit devenue un divertissement coûteux par l’entretien de la maison de thé, du jardin et de la collection de bols et ustensiles. De nos jours, le prix d’un bol « simple et pratique » dont l’origine est attestée peut être astronomique.
(10) Horst Harnmitzsch, Zen in the Art of Ceremony, New York, St. Martin’s Press, 1980, p. 13.
(11) A l’époque de Rikyu, on utilisait le mot kuguri ou kugurikido pour nijiriguchi. Avant le nijiriguchi, il y avait une entrée plus grande pour les aristocrates.
(12) Asao Kozu, Sen’no Rikyu no Wabi towa Nanika. Tokyo, Kadokawa Shoten, 2005, p. 152.
(13) Michael Cooper (ed.). Joao Rodrigues’s Account of 16th-Centuty Japan, Londres, The Hakluyt Society, 2001, p. 301.
(14) Yamanoueno Soji-ki, p. 93.
(15) Cette formulation est attribuée à Sen’no Sotan (1578-1658).
(16) Kozu, pp. 221-224.
(17) Sur l’histoire de la consommation du thé en Chine, je me réfère à l’introduction dans Chugoku Chasho Zenshu, volume 1, Tokyo, Kyùkoshoin, 1987, pp. 4-9. Voir aussi Hirota, p. 28 ; Ludwig, pp. 44-45 ; Kakuzo Okakura, The Book of Tee, 1906 ; réimpression, Tokyo, Kodansha International, 1989, pp. 43-52.
(18) Hammitzsch, p. 26.
(19) Okakura, p. 51.
(20) Kissa Yojo-ki (1211).
(21) Hirota, p. 28 ; Ludwig, p. 45.
(22) Kuwata signale que les plus anciennes maisons de thé comportaient deux entrées : pour les courtisans et leurs serviteurs, et que le nigiriguchi (voir ci-dessus note 13) était l’entrée des serviteurs. Cependant, à l’époque de Juko/Rikyû, l’entrée des courtisans disparut et tous les invités pénétraient dans la maison de thé par le nigiriguchi. Kurota, p. 40.
(23) Cette mode de boire le thé fut instaurée au XVème siècle par l’acteur de nô Noh-ami sous le patronage du shogun Ashikaga. Hirota, p. 30. Kuwata, pp. 13-18.
(24) Hammitzsch, p. 47.
(25) Kuwata, p. 52. Voir aussi la liste des tableaux et calligraphies célèbres utilisée pour la cérémonie du thé dans Yamanoueno Soji-ki pp. 72-78.
(26) Hirota, p. 217.
(27) Il y a aussi une influence de l’Ecole de la Terre Pure dans la pensée de Rikyu. Hirota, pp. 105-116.
(28) Hammitzsch, p. 48.
(29) L’institution de l’égalité s’est toutefois limitée à l’espace de la cérémonie du thé. Comme le fait remarquer Slusser, il y avait un élitisme hautain chez les participants à la cérémonie du thé à l’encontre de ceux qui n’y prenaient pas part.
(30) Bien que son environnement religieux originel était le bouddhisme zen, Rikyu a peut-être été attiré par l’enseignement chrétien. Il connaissait beaucoup de chrétiens japonais parmi ses proches amis et disciples.
(31) A l’origine, le concept de « fonder une assemblée » venait du théâtre Nô, en référence au sens de la communion établie entre l’acteur et le public. Kozu, pp. 221-224.
(32) Martin Buber, Between Man and Man, New York, Reutledge Classics, 2002, p. 22.
(33) Sur l’adaptation des jésuites à la culture japonaise, voir Josef Franz Schütte, Valignano’s Mission Strategy for Japan, vol. 1 and 2, St. Louis, The Institute of Jesuit Sources, 1980-1985. Charles Ralf Boxer, « Christian Culture and Missionary Life », in The Christian Century in Japan, Berkeley, University of California Press, 1967, pp.188-247.
(34) Boxer, p. 53.
(35) Boxer, p. 53.
(36) Ce pourrait être le maître Naraya Soi.
(37) Luis Frois, Historia de Japam, volume 2, édité par José Wicki, Lisbonne, Biblioteca Nacional, 1981, p. 265 (traduction et parenthèses de l’auteur). Réf : traduction japonaise de Kiichi Matsuda, Nihonshi, volume 2, Tokyo, Chuo-koron-sha, 1978, p. 142.
(38) Sur sa vie, voir Cooper, Rodrigues the Interpreter, New York, Weatherhill, 1964.
(39) Cooper, Joao Rodrigues’s Account of 16th Century Japan, 277 (parenthèses de l’auteur).
(40) Cooper, p. 278.
(41) Cooper, p. 282.
(42) Pour l’esthétique de suki, voir Hirota, pp. 110-116.
(43) Hirota, pp. 279-281.
(44) Cooper, p. 305. Yamanoueno Soji-ki distingue entre suki et wabi zuki en fonction de la possession de la couteuse vaisselle Karamono ware. Yamanoueno Soji-ki, p. 52-53.
(45) Cooper, p. 301 (parenthèses de l’auteur).
(46) Cooper, p. 289.
(47) Cooper, p. 291.
(48) Cooper, p. 289.
(49) Cooper, Joao Rodrigues’s Account of 16th Century Japan, pp. 288-289 (parenthèses de l’auteur).
(50) Il convient de noter que, sous l’influence de ses supérieurs jésuites, Rodrigues a configuré une étrange théorie sur les racines hérétiques des religions asiatiques : confucianisme, taoïsme et bouddhisme. Il serait alors possible de trouver un conflit entre sa curiosité personnelle envers la spiritualité japonaise et le programme missiologique de son ordre. Voir Upp, The Cult of Emptiness, pp. 91-110.
(51) Tei Nishimura, Kirishitan to Chado, Kyoto, Zenkoku-shobo, 1948.
(52) Cooper, p. 308.
(53) Satoru Obara, « The Christian Mind in 16th and 17th-century Japan », in St. Francis Xavier: An Apostle of the East, volume 2, Tokyo, Sophia University Press, 2000, pp. 99-100. Voir aussi Nishimura, p. 101.


(Source: Eglises d'Asie, 9 septembre 2013)