Mardi 10 décembre, Journée internationale des droits de l’homme, devant le bâtiment à l’architecture typiquement khmère de l’Assemblée nationale à Phnom Penh, quelque trois cents moines bouddhistes ont tenu une manifestation pacifique devant le Parlement. Porteurs d’une pétition demandant que soit mis fin aux abus des droits de l'homme au Cambodge, les moines, jeunes dans leur très grande majorité, ont été acclamés par une foule de plusieurs milliers de personnes, avant de se disperser dans le calme, un important dispositif policier se tenant à proximité.

Cela faisait dix jours que différents petits groupes de moines s’étaient mis en route pour marcher vers la capitale Phnom Penh. Empruntant les Routes nationales N° 1, 3, 4, 5 et 6, ils marchaient en réponse à l’appel lancé par le moine But Buntenh, principal organisateur du « Réseau indépendant des moines pour la justice sociale ».

Face à la confusion créée dans le pays à la suite des élections législatives de juillet dernier – que la formation du Premier ministre en place, Hun Sen, affirme avoir remportées tandis que celle de son principal opposant, Sam Rainsy, maintient qu’elles ont été entachées par une fraude massive –, le vénérable But Buntenh a justifié cette « Marche de la paix » en expliquant: « Puisque les élections ne peuvent produire la justice et que deux partis politiques sont incapables de débloquer la situation, nous [les moines] devons intervenir; la religion est seule à pouvoir sortir le pays du problème dans lequel il s’enferre. »

Très présent sur les réseaux sociaux, le Réseau indépendant des moines pour la justice sociale revendique 3 000 membres et dément rouler pour la formation de Sam Rainsy. « Nous travaillons pour la nation toute entière », affirme le Vén. But Buntenh, qui ajoute espérer qu’en « utilisant les principes bouddhiques », son mouvement pourra « transformer une situation mauvaise en une bonne situation ».

Parti de la pagode Phloach, à Kompong Speu, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Phnom Penh, le vénérable Ngim Sao Samkhan a emmené avec lui une vingtaine de moines et une centaine de laïcs le long de la Route nationale N° 4. Arrivé devant l’Assemblée nationale, il explique qu’à ses yeux, « le but de la marche est de propager la doctrine bouddhique en la reliant aux droits de l’homme ». Il ajoute: « Nous voulons que les autorités et les gens comprennent la valeur des droits de l’homme, de la liberté et du droit à exprimer son opinion. »

Ce faisant, les moines actifs au sein du Réseau ont conscience de se placer en rupture avec les traditions établies qui exigent des religieux bouddhistes qu’ils demeurent en marge des affaires de l’Etat ou du gouvernement. Des moines importants n’ont d’ailleurs pas manqué d’exprimer leur réserve à leur endroit. A Phnom Penh, le Vén. Khim Sorn, responsable de la secte Mohanikay, principale branche du bouddhisme khmer, a déclaré « soutenir le principe d’une marche pour les droits mais pas si elle poursuit de mauvais buts en visant à créer du désordre et à semer la confusion dans l’esprit des gens ». Les patriarches suprêmes du bouddhisme khmer, dont la proximité avec le parti au pouvoir est de notoriété publique, ont pour leur part menacé de défroquer les moines qui prendraient part à la marche. Le gouvernement, de son côté, a tenté d’empêcher la marche pacifique des moines d’atteindre Phnom Penh, notamment en obligeant les responsables de pagode à refuser l’accès de leur monastère la nuit aux marcheurs.

Mardi 10 décembre, après avoir donné lecture d’une litanie de violations des droits de l’homme au Cambodge, les moines se sont dispersés dans le calme, la police étant sur place en nombre et prenant en vidéo tous les participants à cette manifestation. Un mois plus tôt, le 12 novembre, la dispersion d’une manifestation d’ouvriers grévistes d’une entreprise de confection textile avait été moins paisible: une marchande ambulante avait été tuée par une balle perdue tirée par la police et la Licahdo, importante organisation de défense de droits de l’homme, avait diffusé une vidéo de policiers frappant avec force un moine ayant les mains jointes devant son visage, le salut traditionnel khmer; une dizaine de moines avaient été interpellés et brièvement détenus avant d’être remis en liberté.

S’il est sans doute trop tôt pour tirer des conclusions d’un tel engagement de moines sur la scène politique et sociale, la situation présente rappelle celle de 1998 lorsque des jeunes moines et des novices étaient descendus dans la rue pour prendre part aux manifestations qui dénonçaient l’issue frauduleuse des élections législatives du 26 juillet de cette année-là, élections qui avaient confirmé au pouvoir le parti de Hun Sen. Lors d’une marche pour la paix, la police avait tiré et fait des dizaines de victimes parmi les moines.

Ce 10 décembre 2013, à Phnom Penh, interrogé par un journaliste d’Ucanews sur le fait de savoir s’il avait peur d’une éventuelle réaction brutale de la police, Kosal Son, moine âgé de 20 ans, a répondu: « Parfois, oui, je le pense, mais il est de mon devoir de prendre part [à ces manifestations]. Les policiers ont des boucliers et des matraques électriques. Si nous étions seulement mes amis et moi [face à eux], oui, j’aurais peur, mais nous sommes nombreux, des moines et des membres de la société civile. Nous nous renforçons et nous sommes de plus en plus forts. » (eda/ra)

(Source: Eglises d'Asie, le 17 décembre 2013)