Un tribunal de Djakarta a reconnu, mardi 9 mai, Nasuki Tjahaja Purnama, dit ‘Ahok’, gouverneur sortant de Djakarta battu aux récentes élections, coupable de « blasphème » et l’a condamné à deux ans de prison ferme. Fin avril, le procureur avait pourtant modifié la qualification des faits en « insulte envers les oulémas » et requis à ce titre une peine de deux ans de « mise à l’épreuve », équivalente à une peine de sursis.

Défini à l’article 156a du Code pénal, le blasphème n’était pas constitué selon le ministère public, ce qui expliquait la requalification des faits ; le tribunal, composé de cinq juges, en a décidé autrement, considérant que les éléments constitutifs de cette infraction étaient bel et bien réunis. Le président de séance, le juge Dwiarso Budi Santiarto, a ajouté que « le défendant n’éprouve aucun remord. Son action a provoqué des troubles, ‘blessé’ l’islam, divisé les musulmans et la société ».

Un procès au cœur de l’échec électoral du gouverneur Ahok

Cette décision intervient à l’issue d’un procès ouvert le 13 décembre dernier, intenté par le FPI (Front des défenseurs de l’islam), une organisation radicale connue pour ses manifestations violentes et ses attaques contre les minorités, arguant que lors d’un discours tenu en septembre 2016, dans le cadre de la campagne électorale, Ahok avait cité de manière blasphématoire une sourate du Coran (« Ô les croyants ! Ne prenez pas pour amis les juifs et les chrétiens ; ils sont les amis les uns des autres. Et celui d’entre vous qui les prend pour amis devient un des leurs. Allah ne guide certes pas les gens injustes ») afin de convaincre l’électorat musulman qu’il lui était possible de voter pour lui, un non-musulman. Au terme d’une campagne électorale considérée comme « la plus sale » de l’histoire de la capitale indonésienne, selon le Jakarta Post, accaparée par les questions religieuses, Ahok, gouverneur du Grand Djakarta depuis 2014, avait contre toute attente été battu aux élections du 19 avril dernier. Pendant la campagne, de nombreuses manifestations avait été organisées par les détracteurs d’Ahok, certains revendiquant même « la peine de mort » contre le gouverneur chrétien issu de la minorité chinoise.

Alors que des rassemblements étaient prévus aux abords du tribunal le 9 mai, le porte-parole de la police de Djakarta avait indiqué que 13 000 policiers seraient déployés pour assurer la sécurité et éviter les violences. A l’énoncé du verdict, dans un climat tendu, les détracteurs d’Ahok adressaient des remerciements aux juges et proclamaient « Allah est le plus grand » alors que ses partisans, venus déposer des roses, s’en allaient en pleurant.

« Une décision qui incarne la justice que le peuple réclame »

Selon les chiffres gouvernementaux, l’Indonésie est le premier pays musulman au monde, avec 200 millions de fidèles, ce qui représente 85 % de la population indonésienne. La minorité chrétienne représente près de 10 % de la population. C’est une république démocratique dont la Constitution garantit la liberté religieuse, où le blasphème est toutefois puni de cinq ans d’emprisonnement.

Une partie de l’opposition s’est réjouie de cette décision : « cette décision repose sur des preuves solides et incarne la justice que le peuple réclame », selon Fadli Zon, du Parti Gerindra (Parti du mouvement de la grande Indonésie). Lors des dernières élections présidentielles, le manifeste politique du candidat soutenu par ce parti précisait que les institutions de l’Etat ont l’obligation de « s’assurer de la pureté des religions officiellement reconnues » de manière « à les préserver de toute hérésie ou blasphème ».

« Une évidente manipulation de la foi musulmane à des fins politiques »

Au contraire, l’Institut Setara pour la Paix et la Démocratie, une ONG qui milite pour les droits de l’homme et la liberté religieuse en Indonésie, a déclaré que cette décision était « contraire à l’Etat de droit », rappelant qu’« en principe, si les juges sont dans l’hésitation, ils doivent choisir l’option la plus favorable à la défense ». L’ONG a en outre remis en cause la pertinence de l’article 156a du Code pénal qui pénalise le blasphème.

Pour le Rév. Jeirry Sumampow, porte-parole de la Communion des Eglises (protestantes) en Indonésie, le décalage entre le réquisitoire du procureur et la décision du tribunal « indique que les juges étaient sous pression ». Le P. Agustinus Ulahayanan, secrétaire de la Commission pour le Dialogue interreligieux de la Conférence épiscopale d’Indonésie, a déclaré à l’agence Fides qu’« aujourd’hui, nous prenons acte de la faiblesse du système judiciaire et de l’impact qu’ont obtenu les groupes radicaux. Au cours de ces derniers mois, on a assisté à une évidente manipulation de la foi musulmane à des fins politiques et ceci constitue un phénomène qui pourra se répercuter également sur les prochaines élections nationales. »

La défense d’Ahok a d’ores et déjà indiqué son intention d’interjeter appel et son vice-gouverneur, Djarot Saiful Hidayat, devait le remplacer dès aujourd’hui dans ses fonctions de gouverneur de Djakarta, avant de céder la place, en octobre, à Anie Baswedan, nouvellement élu. A l’énoncé du verdict de ce 9 mai, le gouverneur a en effet été conduit en détention, à la prison de Cipinang.

Cette décision intervient le lendemain du jour où le ministre de la Sécurité a annoncé que le gouvernement demanderait au pouvoir judiciaire d’interdire le Hizb ut-Tahrir, un groupe islamique radical, qui a tenu un rôle majeur dans la campagne anti-Ahok, en raison d’activités qui constituent une menace pour l’unité nationale. (eda/pm)

(Source: Eglises d'Asie, le 9 mai 2017)