Au lendemain des élections locales qui ont vu la défaite du gouverneur sortant à Djakarta, c’est l’éditorialiste du Jakarta Post qui l’affirme : après une campagne électorale de huit mois, qui a été « la plus sale » de l’histoire de la capitale indonésienne, « le principal perdant dans cette élection, c’est bien la diversité [ethnique et religieuse] de ce pays ». Un pays dont la devise nationale est Bhinneka Tunggal Ika, habituellement traduite par « L’unité dans la diversité » mais qui, en vieux javanais, signifie plutôt « (Bien que) divisée, elle est une ».

Dès que les résultats provisoires (les résultats définitifs seront prononcés le 5 mai prochain) ont été connus, le 19 avril, le vainqueur du second tour des élections pour le poste de gouverneur de Djakarta a tenu à apaiser le climat tendu d’une campagne marquée par la division et les tensions religieuses. « Notre attention porte sur la justice sociale et la fin des inégalités, et notre engagement est de protéger la diversité et l’unité », a ainsi affirmé Anies Badeswan, un ancien ministre de la Culture et de l’Education, qui se présentait contre Basuki Tjahaja Purnama, dit ‘Ahok’, le gouverneur sortant.

Une victoire aux dépens du pluralisme

Ahok était pourtant sorti en tête du premier tour, le 15 février dernier, avec 42,9 % des suffrages. L’avance sur son rival immédiat, Anies Baswedan, qui avait réuni 39,9 % des voix, était faible, mais les sondages laissaient entrevoir une possible victoire au second tour pour ce gouverneur proche du président de la République, Joko Widodo. Les sondages se sont lourdement trompés, Anies Baswedan et son co-listier remportant largement le scrutin avec plus de 57 % des suffrages.

Pour l’éditorialiste du Jakarta Post, l’utilisation à outrance d’une vidéo où le gouverneur sortant, un chrétien protestant d’origine chinoise, citait des versets du Coran afin de critiquer les radicaux qui instrumentalisent les sentiments religieux pour attaquer leurs opposants politiques, son exploitation lors d’un procès pour « blasphème », et la mobilisation des musulmans derrière des organisations radicales telles le Front des défenseurs de l’islam ont abouti à polariser l’élection sur la seule question de savoir s’il était permis à un musulman de voter pour un non-musulman. « A partir de là, les choses sont allées en empirant, écrit l’éditorialiste. Les musulmans ont commencé à soupçonner leurs voisins non musulmans. Les musulmans en sont même venus à se montrer suspicieux envers leurs coreligionnaires, à partir du moment où des affiches sont apparues appelant à ce que les partisans d’Ahok soient interdits de services funéraires conformes aux rites islamiques. » Après tout ce qui a été dit et tout ce qui a été fait, le verdict des urnes indique que désormais un candidat à une élection est jugé sur son appartenance religieuse plutôt que sur ce qu’il a fait ou propose de faire pour améliorer la vie des gens, déplore encore l’éditorialiste du principal quotidien anglophone de la capitale, qui ajoute que cette élection pourrait faire précédent et qu’il est à craindre que « dorénavant les hommes politiques jouent la carte de la religion et gagnent aux dépens du pluralisme ».

Parmi les chrétiens de la capitale, issus d’une minorité qui représente quelque 10 % de la population au niveau national, l’inquiétude le dispute à un certain fatalisme. Interrogé par l’agence Ucanews, Kevin Reiner Hidayat, 22 ans, catholique d’origine chinoise, déclare « ne pas pouvoir imaginer ce qu’il va arriver [aux Sino-Indonésiens] tant les radicaux qui ont soutenu Anies Baswedan ont multiplié les déclarations dirigées contre les Chinois ». Ayant elle aussi voté pour Ahok, une catholique, Retno Setyawati, 53 ans, se dit déçue de la défaite de son candidat, « un gouverneur qui avait su faire changer les choses concrètement pour le mieux dans la capitale ces quatre dernières années ». « Mais qu’est-ce que j’y peux ? Je dois bien accepter le verdict des urnes », ajoute-elle, tout en doutant que le nouveau gouverneur puisse faire aussi bien que le gouverneur sortant. « Je crains que [Anies Baswedan] ne prête trop l’oreille à ceux qui l’ont élu et que cela fasse le lit du radicalisme à Djakarta », précise-t-elle.

« Gouverneur, président »

A en juger par certaines réactions du côté du QG électoral d’Anies Baswedan, l’inquiétude pourrait gagner les Indonésiens d’origine chinoise ou appartenant à des minorités religieuses. « Aujourd’hui nous avons gagné les élections et nous avons battu un gouverneur chinois qui a longtemps été au pouvoir et qui ne nous a pas considérés en tant que musulmans. Désormais, nous serons plus en capacité de mettre en œuvre ce que nous voulons », affirmait ainsi devant les journalistes Mohammad Saleh, ancien officier de l’armée et leader autoproclamé d’une milice musulmane. « Cela comprend donner la priorité aux Indonésiens sur les étrangers, y compris les Chinois. Pendant longtemps, ils nous ont dominés. Faisons en sorte maintenant de gagner les élections de 2019 », continuait ce militant.

De fait, après ces élections à Djakarta, où, par le passé, le poste de gouverneur a pu servir de marchepieds vers la présidence de la République, les partisans d’Anies Baswedan, une fois leur victoire acquise, ont rapidement entonné le slogan « Gouverneur, président ». Pour eux, la victoire de Baswedan doit être le prélude au succès, aux présidentielles de 2019, de Prabowo Subianto, ancien général et candidat battu aux présidentielles de 2014 par Joko Widodo.

Dans le discours qu’il a prononcé pour reconnaître sa défaite, Ahok, 50 ans, a appelé chacun à retourner au travail dans le calme. « Nous avons six mois avant l’inauguration du nouveau gouverneur [en octobre 2017] et nous allons finir notre travail. Nous espérons qu’à l’avenir tout le monde oubliera cette campagne électorale », a-t-il affirmé, en ajoutant qu’il comptait sur Anies Baswedan et son co-listier pour « poursuivre notre œuvre [au service des habitants de la capitale] ». Ahok n’a pas pour autant annoncé son retrait de la vie politique : « A nos supporters, je dis que nous comprenons que vous êtes déçus, mais c’est ainsi parce que Dieu l’a décidé ainsi. En 2007, j’avais aussi perdu les élections et j’avais dit à mes soutiens : ‘Soyez patients, c’est la volonté de Dieu’. Et vous savez quoi ? En 2024, je peux redevenir gouverneur de Djakarta, on ne sait jamais ! »

Dans l’immédiat, le procès pour blasphème intenté contre Ahok a connu une nouvelle étape ce jeudi 20 avril. Les parties en présence devaient entendre le réquisitoire du ministère public. Et le procureur n’a demandé qu’une peine symbolique de « probation », une peine de deux ans de mise à l’épreuve. (eda/ra)

(Source: Eglises d'Asie, le 20 avril 2017)