Dans le contexte politique du Pakistan, tendu et peu propice à une ouverture en vue d’une refonte de la loi anti-blasphème, les quelque 3 % des 167 millions de Pakistanais qui ne sont pas musulmans et appartiennent à des minorités religieuses sont plus que jamais susceptibles d’être victimes de discrimination. Le 4 janvier, l’agence Ucanews a publié une tribune libre dont l’auteur, pakistanais, a choisi l’anonymat. Intitulé: « L’épée de Damoclès du Pakistan », le texte offre un aperçu réaliste des perspectives qui s’offrent aux chrétiens pakistanais de voir la loi anti-blasphème supprimée ou amendée. La traduction en français et les notes sont de la rédaction d’Eglises d’Asie.
Pour les chrétiens du Pakistan, la nouvelle année s’est ouverte par le rappel sans équivoque que l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de leurs têtes – à savoir les draconiennes lois anti-blasphème – est une menace toujours bien réelle. Les manifestations que les partis islamiques ont organisées la veille du Nouvel An pour réclamer le maintien de ces lois valent toutes les démonstrations pour dire l’intensité de la résistance que rencontrera toute éventuelle tentative pour réformer ou abolir ces lois, au nom desquelles des chrétiens sont brûlés vifs, leurs maisons incendiées et leurs biens pillés (1).

L’étendue des manifestations de vendredi dernier avait quelque chose d’alarmant. Les commerçants avaient fermé boutique, les transports publics avaient cessé de fonctionner tandis que les foules se réunissaient à travers le pays. Les imams ont prononcé des prêches enflammés à propos des lois anti-blasphème et dans les rues, les manifestants scandaient des slogans dénonçant les hommes politiques musulmans qui avaient osé soutenir un amendement qui aurait aboli la peine de mort obligatoire en cas de blasphème.

Cette réaction populaire musulmane se produit alors que l’année écoulée a vu dix chrétiens et six hindous être accusés de blasphème. Tous, ils sont menacés de la peine de mort pour les « crimes » qui leur sont reprochés, mais leur vie pourrait être supprimée avant même qu’ils n’arrivent devant un juge, tant un lynchage par la foule est une probabilité bien réelle – ainsi qu’on l’a vu se produire à plusieurs reprises ces derniers temps. Deux des accusés de 2010 ont été abattus sur les marches d’un tribunal à Faisalabad, au Pendjab (2).

Il y a bien sûr le cas très médiatisé de la chrétienne Asia Bibi, première femme à être condamnée à mort pour avoir manqué de respect à Mahomet. Emprisonnée, la jeune femme attend sans beaucoup d’espoir que son cas soit jugé en appel par la Haute Cour de Lahore (3). Pour beaucoup, il est clair qu’Asia Bibi ne vivra pas assez longtemps pour comparaître devant ses juges. Un imam de la plus importante mosquée de Peshawar a promis une récompense d’un demi-million de roupies (4 350 euros) à « celui qui tuera Asia ». Les autorités ont pris la mesure du danger et ont ordonné des mesures de sécurité renforcée pour Asia Bibi, tandis qu’à Noël, des évêques catholiques et protestants sont allés devant les murs de Government House à Lahore pour demander la remise en liberté de la jeune femme.

Le 1er janvier, dans sa cathédrale du Sacré-Cœur, Mgr Lawrence Saldanha, archevêque de Lahore, s’est adressé en ces termes aux fidèles rassemblées pour la messe: « Parce que les circonstances sont difficiles, nous sommes inquiets. Nous prions pour être protégés de toute attaque et nous espérons que le danger s’éloignera de nous au cours de cette nouvelle année. »

De tels sentiments, tout comme d’autres, similaires, exprimés par le passé, ne parviennent pas à toucher le cœur des partisans de ces lois et des terribles sentences qui y sont attachées. Ceux-là sont résolument opposés à toute modification, même minime, des lois anti-blasphème, qui ont été forgées sous la présidence du général Zia ul-Haq [NdT: au pouvoir de 1978 à 1988].

Les manifestations de la veille du Nouvel An répondaient à un appel à la grève générale lancé par Tehrik Khatam e Nabuwat [NdT: mouvement qui défend Mahomet comme étant le dernier des prophètes du monothéisme abrahamique] et d’autres partis islamistes, afin de contrer l’initiative d’une parlementaire qui, en novembre dernier, avait présenté au secrétariat de l’Assemblée nationale un projet de réforme des lois anti-blasphème. Ce texte prévoyait dans certains cas de mettre fin à l’application automatique de la peine de mort ou de la prison à perpétuité, peines qui sont inscrites dans les lois anti-blasphème. Son auteur appelait également à une redéfinition du concept de préméditation et à que soit poursuivie « toute personne portant des accusations fausses ou non fondées » ou se rendant coupable d’incitation à la haine religieuse (4).

Ce texte de projet législatif a fait l’effet d’un rayon de soleil dans un paysage par ailleurs bien sombre, au point que Peter Jacob, secrétaire exécutif de la Commission épiscopale catholique ‘Justice et Paix’, a estimé que c’était « une première ». Dans une tribune parue dans les éditions des 10 et 11 décembre 2010 du Daily Times, Peter Jacob conclut que de l’avenir qui sera donné à ce texte dépend non seulement la liberté religieuse de tous les Pakistanais mais également l’avenir de la démocratie pakistanaise.

Pour Mgr Saldanha, qui regrette que « le Nouvel An ait été gâché » par les manifestations de masse des partisans des lois anti-blasphème, il est urgent que cette législation soit changée. Faite par l’homme, elle n’a que peu à voir avec les enseignements de l’islam. Elle « n’est pas inscrite dans le Coran, mais les partis religieux l’utilisent au gré de leurs propres intérêts. La définition du terme ‘blasphème’ est vague et conduit à de mauvaises interprétations », a confié l’archevêque catholique à l’agence Ucanews.

Peter Jacob a raison d’écrire que la tentative d’amendement des lois anti-blasphème a apporté réconfort et espoir, mais on ne peut cacher qu’il faudrait être exagérément optimiste pour ne pas nourrir des doutes quant aux chances de succès de cette initiative. Les enseignements de l’Histoire doivent porter. Le Pakistan est l’une des rares nations musulmanes à disposer d’un aussi draconien arsenal législatif anti-blasphème. De plus, il faut avoir à l’esprit que ces questions ont toujours été hautement politisées et, aujourd’hui encore, sont très présentes au plan religieux. Avant d’accéder au pouvoir, l’actuel parti qui est aux commandes avait promis d’abolir ces lois; il n’en a rien fait mais cela n’empêche pas que cette législation a fait figure, et continue de faire figure, de test de la capacité du Pakistan à se réformer.

Ceci étant dit, deux questions demeurent: existe-t-il une volonté politique d’abolir ces lois ? Le gouvernement en place dispose-t-il des moyens de le faire ? L’équipe au pouvoir se retrouve affaiblie par la défection d’un partenaire majeur de la coalition qui le soutenait (5); on ne peut donc pas s’attendre à ce qu’elle soit en mesure de mettre en œuvre des réformes d’envergure. Un simple décret ou une décision de justice ne suffiraient pas à mener à bien une telle réforme.

Il existe néanmoins une possibilité de voir les choses évoluer positivement. Impliquer les principaux responsables religieux musulmans pourrait être une solution. La notion d’oumma (la communauté musulmane) est plus porteuse, dans le contexte pakistanais, que celle de patriotisme. Là où l’action politique et judiciaire a échoué, on peut penser qu’une fatwa abolissant les lois anti-blasphème puisse mettre un terme à des années et des années de tyrannie et de sang versé.

On peut percevoir certains signes d’espoir. Le Conseil de l’idéologie islamique (CII), la plus haute instance constitutionnelle au Pakistan chargée des préceptes islamiques, a déjà par le passé suggéré certains aménagements de procédure afin de limiter les dérives constatées dans l’application de ces lois. Pour les chrétiens pakistanais, il n’y aurait pas plus beau cadeau de Nouvel An que de voir ces suggestions retenues et mises en pratique. Mais on ne peut s’exprimer ici qu’au conditionnel. Lors d’un débat récent entre des étudiants musulmans de l’université, certains ont repoussé l’idée qu’il y avait urgence à amender ces lois. Pour eux, un jugement pour blasphème est semblable en tout point à un jugement pour meurtre et n’est donc pas digne d’une attention particulière. Une accusation pour blasphème est passible de la peine de mort, exactement de la même manière qu’un meurtrier encourt la peine capitale. Si en plus l’accusé est un villageois pauvre appartenant à une minorité religieuse, alors son sort est quasi fixé. C’est sans doute là le problème: dans l’esprit de nombre de Pakistanais, la présomption d’innocence n’existe pas et être accusé au nom de ces lois, c’est déjà être coupable de blasphème, offense suprême.

En conclusion, si ces lois ne peuvent être ni abolies ni amendées, il reste que les chrétiens pakistanais ont désespérément besoin d’être protégés légalement dès l’instant où ils sont soupçonnés de blasphème. Ils ont droit à la justice, que celle-ci vienne d’un tribunal, de la religion ou de la société. Mais la question principale demeure: trouveront-ils, en 2011, l’aide dont ils ont besoin ?

(1) Le 31 décembre 2010, veille du Nouvel An, une grève générale a paralysé le pays, les partis politiques islamistes ayant appelé les commerçants à baisser leur rideau en signe de protestation contre un amendement visant à supprimer la peine de mort en cas de blasphème. Des incidents se sont produits lors d’affrontements entre manifestants et forces de l’ordre, les formations islamistes rencontrant l’opposition des militants des droits de l’homme qui estiment que la loi anti-blasphème dans son état actuel encourage l’extrémisme. Le 31 décembre 2010, l’Agence France-Presse rapportait que, selon la police, des manifestants avaient lancé des pierres à proximité du domicile du président Asif Ali Zardari à Karachi en criant: « Nous sacrifierons nos vies, nous sauverons la sainteté du Prophète. » La police a fait usage de gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants, alors que les quartiers commerçants, habituellement animés, étaient désertés à travers le pays.
(2) Voir EDA 534
Selon les organisations pakistanaises de défense des droits de l’homme, 46 personnes accusées au titre des lois anti-blasphème ont été tuées de manière extrajudiciaire entre 1990 et 2010 au Pakistan. Vingt-huit d’entre elles étaient chrétiennes et 24 ont trouvé la mort au Pendjab; 15 étaient musulmanes, deux ahmadi, et une hindoue. Huit de ces personnes sont mortes alors qu’elles étaient sous la protection de la police: cinq ont été tuées par des policiers, deux ont été retrouvées mortes et la cause du décès de la huitième est inconnue.
(3) A propos de l’affaire Asia Bibi, voir EDA 539, 540, 541
(4) L’auteur de l’amendement visant à réformer la loi sur le blasphème est Sherry Rehman, ancienne ministre de l’Information (mars 2008-mars 2009) et membre du Parti du peuple pakistanais (PPP), au pouvoir actuellement. Parlementaire et présidente de l’Institut d’études politiques Ali Jinnah, Sherry Rehman s’est toutefois heurtée à l’opposition du gouvernement, lequel avait pourtant indiqué, à la suite de la condamnation à mort de la chrétienne Asia Bibi, être prêt à envisager une refonte de la loi anti-blasphème. Le gouvernement a souligné que la proposition de loi visant à abolir la peine de mort pour blasphème avait été déposée à titre personnel par Sherry Rehman, et non au nom du PPP. Le 30 décembre, le ministre adjoint de l’Information, Samsam Bokhari, a catégoriquement affirmé que le gouvernement et le PPP n’entendaient pas soutenir l’initiative de la parlementaire.
(5) Invoquant la hausse des prix des carburants décidée par le gouvernement dirigé par le Premier ministre Youssouf Raza Gilani, le MQM (Muttahida Qaumi Movement), qui représente notamment les « Mohajir », musulmans pakistanais chassés d’Inde après la partition de 1947 et leurs descendants, a annoncé, le 2 janvier 2011, son passage dans l’opposition. Le MQM, principale force politique à Karachi, était jusqu’alors la deuxième composante de la coalition soutenant le PPP au pouvoir. Ce dernier se retrouve désormais en minorité à l’Assemblée nationale.

(Source: Eglises d'Asie, 4 janvier 2011)