Depuis un peu plus de trente ans, la géographie humaine de la Chine est bouleversée en profondeur par un phénomène massif: un exode rural très rapide, dont le corollaire est la croissance phénoménale que connaissent les villes. Selon le Bureau national des statistiques, un cap a été franchi fin 2011 lorsque, pour la première fois dans l’histoire du pays, la Chine a dénombré plus de citadins que de ruraux: 690,79 millions de résidents des villes face à 656,56 millions d’habitants des campagnes. De ce vaste mouvement de population, l’Eglise n’est pas absente et doit elle aussi s’adapter.

Né dans une province de l’intérieur du pays, Bosco Wang a quitté son village dès le début des années 1990 pour trouver à s’embaucher dans un atelier du Guangdong. Catholique, il a pourtant fréquenté un temple protestant durant toute la durée de son séjour dans la province méridionale: à l’église catholique, le prêtre ne s’exprimait qu’en cantonais, au contraire du pasteur protestant, qui prêchait en mandarin. Plus tard, ayant trouvé un nouvel emploi dans une fabrique textile de Cixi, ville portuaire du Zhejiang, située juste au sud de Shanghai, il a remarqué que nombreux étaient les paroissiens qui, durant la messe dominicale, récitaient à voix basse leur rosaire plutôt que de prendre part à la liturgie en écoutant les lectures et le sermon du prêtre. Là encore, l’assemblée des fidèles, composée en grande partie de migrants issus de toutes les provinces du pays, n’était pas en mesure de comprendre le dialecte du Ningbo dans lequel s’exprimait le célébrant.

Les nombreuses études qui sont produites aujourd’hui en Chine autour de la question de l’exode rural soulignent à quel point les migrants connaissent des difficultés lorsqu’ils s’installent dans des villes situées loin de leurs foyers d’origine: travaux sales ou dangereux, salaires moindres, statut de deuxième catégorie faute de détenir un hukou (certificat de résidence) urbain, etc. Sans oublier une adaptation pas nécessairement aisée à un nouveau climat, à des habitudes alimentaires ou à une langue différentes.

Pour les institutions religieuses, ces bouleversements que connaît le pays ont également des conséquences. Dans le cas de Bosco Wang, migrant catholique, ce sont les difficultés d’adaptation linguistique qui sont citées, mais, au-delà de son cas personnel, c’est à un redéploiement complet de la carte géographique du catholicisme que l’on assiste aujourd’hui en Chine.

Dans une dépêche de l’agence Ucanews du 2 octobre dernier, Bosco Wang explique qu’il éprouvait beaucoup d’amertume à ne se sentir bien à l’église qu’aux trop rares occasions où il rentrait dans son village natal, lors des grandes fêtes. Il lui a fallu du temps, témoigne-t-il, pour convaincre le curé de la paroisse catholique qu’il fréquentait d’accepter de célébrer une messe en mandarin, le dimanche soir, pour desservir la communauté grandissante des fidèles issus des rangs des travailleurs migrants. Ce n’est qu’après plusieurs années et à la faveur de l’arrivée d’un nouveau curé que la résistance des paroissiens du cru, souvent âgés et attachés à la célébration de la messe dans leur dialecte local, a été circonvenue. Aujourd’hui, sur les quelque 500 travailleurs migrants catholiques qui se sont fait connaître de la paroisse, une centaine assiste à la messe dominicale en mandarin et prend part aux activités organisées en soirée, aux projets caritatifs et aux pèlerinages que monte la paroisse.

A la fin des années 1970, dans une Chine qui émergeait de la tourmente révolutionnaire à la faveur des réformes initiées par Deng Xiaoping, le catholicisme a d’abord commencé par refaire ses forces dans les paroisses rurales où la vie ecclésiale reprenait peu à peu de la vigueur. Or, depuis une vingtaine d’années, ce sont ces villages qui se vident de leurs habitants du fait de l’exode rural. Dans nombre de villages, ne vivent plus sur place que les personnes âgées à qui sont confiées la garde et l’éducation de leurs petits-enfants, les adultes dans la force de l’âge étant partis s’embaucher là où il y a du travail, dans les villes, proches ou lointaines.

Dans le nord-ouest du Hebei, au sein du diocèse de Xiwanzi, le village d’Erquanjing comptait, il y a une dizaine d’années encore, quelque 2 200 habitants, presque tous de religion catholique. Aujourd’hui, la population est tombée à une centaine d’âmes. A en croire Huang Jianbo, professeur d’anthropologie à Renmin Daxue (Université du peuple de Chine) à Pékin, entre 80 et 100 villages disparaissent chaque jour en Chine, leurs habitants quittant une terre qui ne les nourrit plus.

Dans les villes, qu’elles soient de grandes métropoles ou ne dépassent pas le million d’habitants, la croissance démographique est continue. Et cet essor se ressent jusque dans les paroisses de l’Eglise catholique. Au Shanxi, dans le district du Yuci, adjacent à la ville de Jinzhong (250 000 habitants), le P. Joseph Yang témoigne du fait que « de nouveaux visages apparaissent chaque semaine au point qu’il est difficile pour un curé de savoir combien il a de paroissiens ». Ces nouveaux fidèles viennent de la campagne, précise-t-il.

Le mouvement ne concerne pas que l’Eglise catholique. A l’église protestante de Haidan, située non loin de la prestigieuse université Tsinghua à Pékin, l’assemblée des fidèles a bondi de 850 pratiquants réguliers en 2003 à près de 11 000 aujourd’hui, dont une grande majorité de jeunes, étudiants pour la plupart.

L’ampleur et la rapidité de ces changements démographiques ne vont pas sans poser de réelles difficultés d’adaptation. En milieu rural, les croyants engagés dans le service de l’Eglise se font rares et ceux qui restent, peinent à desservir les ruraux laissés sur place. Dans les villes, les tensions qui existent entre les urbains, détenteurs du précieux hukou ouvrant droit aux services sociaux, d’éducation et de santé, et les migrants, rejetés dans un statut de citoyens de seconde zone, se retrouvent à l’intérieur des communautés chrétiennes. Il arrive que des chrétiens venus de régions rurales, où l’expression de la foi a pu rester traditionnelle dans la forme, se sentent décalés ou perdus dans des églises nouvellement restaurées ou rebâties et où « l’expression de la foi, l’approche et l’expérience de Dieu diffèrent de ce qu’ils connaissent », analyse le Pr Huang Jianbo.

(Source: Eglises d'Asie, 4 octobre 2013)